#1 [↑][↓]  08-11-2023 15:46:36

philouplaine
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[Réel] Des Mosquitos à la BOAC ?

Bonjour chers amis,

Quand on pense au De Havilland Mosquito, la Merveille en Bois (the Wooden Wonder) britannique, on pense bien entendu à l’avion de combat et à ses missions spéciales de bombardement ultra-rapides. On ne pense pas au premier abord à un avion de ligne servant sous les couleurs de la BOAC.
Pas vraiment … et pourtant ! Des Mosquitos affectés à la BOAC ont effectué pendant toute la durée de la guerre la liaison commerciale Ecosse-Stockholm, transportant des passagers, beaucoup de roulements à bille de grande précision que seule la Suède savait fabriquer à l’époque et quelques passagers prestigieux … comme le savant physicien Niels Bohr pour l’exfiltrer des griffes nazies.
Un aspect assez étonnant de cette histoire est qu’en pleine guerre on pouvait voir sur le tarmac de l’aéroport de Stockholm-Broma, un avion de la BOAC et un autre de la Deutsche Lufthansa, comme à Lisbonne d’ailleurs.
Je vous ai traduit cet article qui, j’espère, vous intéressera. Les illustrations sont celles de l’’article original.

Bonne lecture !
Philippe




UN AVION DE GUERRE QUI EST DEVENU LE PLUS IMPROBABLE DES AVIONS DE LIGNE BRITANNIQUES

Véritable avion multirôle selon les critères de la Seconde Guerre mondiale, le De Havilland Mosquito a entre autres transporté un physicien nucléaire, Niels Bohr, dans sa soute à bombes.


Par Rowland White, The War Zone, 13 octobre 2023



Article original en Anglais


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Dans le film de Chistopher Nolan, Oppenheimer, on voit Matt Damon qui incarne le général Leslie Groves, le directeur du projet Manhattan, annoncer à la foule des scientifiques de Los Alamos : "Nous avons un cadeau de Noël pour vous". Kenneth Branagh, qui incarne le physicien Niels Bohr, prend la relève et parle face à des auditeurs comme en adoration. Le très célèbre physicien danois vient d’arriver à Los Alamos. Il s'agit de l'installation secrète créée au Nouveau-Mexique en 1943 pour fabriquer la première bombe atomique et recréée 80 ans plus tard par Christopher Nolan pour tourner son film épique à succès.

"Les pilotes britanniques m'ont placé dans la soute à bombes de l’avion qui m’attendait en Suède", raconte Branagh dans le rôle de Bohr en riant avec son meilleur accent danois, ils "m'ont montré l'oxygène - bien sûr, j'ai tout gâché. Lorsque, à mon arrivée en Ecosse, ils ont ouvert la porte du poste où j’avais fait le vol, j'étais inconscient. J'ai fait alors semblant de faire la sieste".

Cette scène laisse à peine entrevoir les circonstances dramatiques de l'évasion du physicien Danois de l'Europe occupée par les nazis, ainsi que l'histoire remarquable de sa fuite vers la sécurité quelque part au Nouveau-Mexique. En faisant des recherches sur le raid aérien de bombardiers Mosquito de la Royal Air Force britannique contre le quartier général de la Gestapo à Copenhague, j'ai découvert quelque chose de fascinant et de mal connu sur ces sujets.

Commençons par le commencement.

À l'époque où il a rejoint le projet Manhattan, Niels Bohr était peut-être le scientifique le plus célèbre au monde après Albert Einstein. Mais sa patrie danoise était sous occupation allemande depuis avril 1940.
Le jour de l'invasion du Danemark par les nazis, le professeur se trouvait dans le laboratoire qu'il avait installé à Copenhague et tentait de dissoudre une paire de médailles Nobel dans un mélange d'acide nitrique et d'acide chlorhydrique. Bohr essayait alors d'empêcher les nazis de mettre la main sur les deux médailles Nobel en or 23 carats que deux physiciens juifs allemands, fuyant l'antisémitisme de l'Allemagne hitlérienne, lui avaient confiées pour qu'elles soient conservées. Il avait vendu aux enchères sa propre médaille Nobel en 1940 afin de collecter des fonds pour les victimes de la "guerre d'hiver" entre la Finlande et l'Union soviétique. Le fait qu'il ait permis à l'institut de Copenhague qui porte son nom d'offrir un refuge à ces exilés allemands témoigne également de son altruisme. Mais il s'agit aussi d'une affaire personnelle. De par sa mère juive, Niels Bohr était juif par héritage, mais pas par conviction religieuse.


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Des troupes allemandes patrouillent dans les rues de Copenhague, pendant l'occupation nazie du Danemark. © Getty Images


Le Special Operations Executive (SOE) britannique, créé en 1940 sur instruction de Winston Churchill pour "mettre le feu à l'Europe" par la sédition et le sabotage, avait d'abord tenté de provoquer le départ de Bohr du Danemark en 1943 en envoyant un agent secret au domicile du scientifique. Le refus poli de Bohr à l'invitation de Londres était caché sous les timbres collés sur trois cartes postales distinctes. La fois suivante, le SOE a envoyé un message écrit, accompagné d'instructions détaillées :

"Un petit trou d'une profondeur de 4 mm a été percé dans les deux clés. Les trous ont été bouchés et dissimulés après l'insertion du message. Le professeur Bohr doit limer doucement les clés à l'endroit indiqué jusqu'à ce que le trou apparaisse. Le message peut alors être extrait à l'aide d'une seringue puis être lu au microscope une fois déposé sur une microdiapositive".

Le message de l'ami de Bohr, le professeur James Chadwick de l'université de Liverpool, avait la taille d'un grain de sable et était contenu dans un trou de la largeur d'une tête d'épingle ; il a dû être déchiffré à l'aide d'un microscope à lentille d'une puissance de 600. Chadwick l'exhorte à quitter le Danemark pour le Royaume-Uni, faisant mystérieusement allusion à "un problème particulier pour lequel votre assistance serait de la plus grande utilité". Chadwick, son collègue lauréat du prix Nobel pour sa découverte du neutron, dirigeait les recherches britanniques sur la bombe atomique.


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Le physicien britannique James Chadwick, photographié vers 1945. © Laboratoire national de Los Alamos


Une fois de plus, Bohr refusa poliment, estimant qu'il pouvait faire plus de bien en restant dans le Danemark occupé, mais il n'avait aucun doute sur la nature de ce "problème particulier" auquel son ami Chadwick faisait allusion, c’était d’une bombe atomique dont il était question. Il ne croyait tout simplement pas qu'en l'état actuel des connaissances, une bombe atomique soit réalisable.

Deux mois plus tard, Bohr rapporte à Chadwick que de nouvelles informations l'ont convaincu que l'Allemagne a mis en place les moyens de développer un réacteur nucléaire utilisant de l'uranium et de l'eau lourde. Mais alors que le scientifique britannique se préparait à assumer un nouveau rôle en tant que chef de la mission britannique du projet Manhattan au laboratoire de Los Alamos, au Nouveau-Mexique, cela ne suffisait toujours pas à persuader le "Grand Danois", comme l'appelait le SOE, de quitter Copenhague.


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Sous la supervision de l'armée américaine, le réacteur nucléaire expérimental allemand est démantelé à Haigerloch, dans le sud-ouest de l'Allemagne, en avril 1945. © US Army


Ce n'est que lorsqu'une Danoise travaillant pour la Gestapo a vu un ordre d'arrestation de Bohr et en a aussitôt informé le frère de Bohr, Harald, que le physicien a finalement accepté qu'il devait partir. Il lui était alors impossible d'ignorer les preuves de l'action imminente des nazis contre la communauté juive du Danemark et la menace qui pesait sur lui en particulier. Les hauts responsables de la SS avaient afflué à Copenhague. Un grand navire allemand, le Wartheland, juste arrivé d’Allemagne, était à quai prêt à transporter le plus grand nombre possible des 7 000 Juifs du pays.

Bohr et sa femme, Margarethe, quittèrent leur maison de la brasserie Carlsberg dans les heures qui suivirent l'appel d'Harald. Alors qu'ils se glissaient par l'arrière de leur maison, une escouade nazie était déjà en route. Le couple s’est approché d’une plage, ils ont rampé à quatre pattes d'une cabane de plage jusqu'à un bateau qui l'attendait. L'homme le plus célèbre du Danemark n'avait avec lui qu'un seul sac, une bouteille de bière remplie d'eau lourde récupérée dans le laboratoire et un croquis censé représenter la conception de la pile atomique expérimentale des nazis. Il n'avait pas eu le temps de rassembler d'autres biens avant de traverser clandestinement l’Øresund, le détroit large d’une quinzaine de kilomètres qui sépare le Danemark, alors pays occupé par les nazis, de la Suède, alors pays neutre.

Niels et Margarethe Bohr pensaient peut-être qu’une fois à Malmø suffirait à les mettre à l'abri des griffes des nazis, mais ce n'était pas le cas de la Gestapo, ni des services de renseignements de l'armée danoise passée sous le contrôle de l’occupant.
Comme Madrid, Lisbonne ou Casablanca, la capitale de la Suède neutre était un foyer d'intrigues en temps de guerre, avec des espions d'agences de renseignement du monde entier opérant côte à côte et se disputant l'avantage. Secrets, mensonges, trahisons et tromperies étaient monnaie courante à Stockholm, et c'est par le biais d'agents, de planques, d'impasses, de surveillances et de cryptages qu'ils étaient échangés. Et l'arrivée du physicien nucléaire le plus célèbre du monde, donnait un prix qui valait la peine de tout mettre en œuvre pour lui mettre la main dessus.

Au début, les autorités suédoises étaient réticentes à reconnaître que Bohr risquait d'être enlevé ou assassiné, déclarant au capitaine de l'armée danoise chargé de sa protection : "Nous sommes à Stockholm, pas à Chicago".

En matière d'impitoyabilité et de brutalité, l'officier a répondu qu'aucun gangster ne pouvait se comparer aux sbires de la Gestapo et que "s'il arrive quelque chose au professeur, ce sera un déshonneur pour votre pays". Ce capitaine n'a jamais quitté Bohr pendant son séjour en Suède. Mais après cet échange assez intense avec les autorités suédoises, il fut rejoint par trois policiers suédois armés des services secrets. À peine arrivé à Stockholm, Bohr fut aussitôt poussé d'un taxi dans une maison appartenant aux services secrets suédois, conduit à travers les greniers jusqu'à l'autre côté du bâtiment, puis rejoint par un second taxi qui l'emmena au plus grand secret dans une maison sécurisée.


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Niels Bohr dans son laboratoire de Copenhague au début des années 1940. © Keystone-France


Trois jours plus tard, les nazis s'attaquent comme prévu aux Juifs du Danemark, mais il est déjà trop tard. Alertés, comme Bohr, du danger imminent, ils ont été accueillis, cachés et, avec le temps, évacués par leurs compatriotes. La Suède, sous l'impulsion de Bohr lui-même, accepte de les accueillir tous. Sur les quelque 7 000 Juifs du Danemark, seuls 284 des plus faibles et des plus vulnérables furent arrêtés par les SS. Ce n'était même pas assez, remarqua un fonctionnaire nazi dépité, "pour justifier l'envoi d'un train vers le camp de concentration".

Pour que Bohr lui-même parvienne à la sécurité ultime, il devait désormais compter sur un transport baptisé l’Express de Stockholm. Malgré son nom, il ne s'agissait pas d'un train, mais d'une petite flotte d'avions bimoteurs de Havilland Mosquito non armés qui, exploités par le précurseur de British Airways, la BOAC (British Overseas Airways Corporation), affrontaient les chasseurs de nuit de la Luftwaffe pour transporter des passagers VIP entre la base RAF de Leuchars en Écosse, et l'aéroport commercial suédois de Stockholm-Bromma. Ces passagers voyageaient dans les limites très étroites de la soute à bombes, certes garnies de feutre sur toutes ses parois, d’un Mosquito.

Ce vol qui devait transporter Niels Bohr de Stockholm en Ecosse, a failli coûter la vie à Bohr come mous allons le voir. Et c'est une des performances inégalées du Mosquito qui en fut la cause. Car ce curieux paquet, un avion de guerre bombardier bimoteur transportant dans son ventre un VIP, était permis par … des roulements à billes.


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Les Mosquitos de la BOAC transportaient un seul passager, quand ce n'était pas des roulements à billes, dans la soute à bombes aux parois garnies de feutre. Le passager recevait de l'oxygène, une liseuse, une couverture et une bouteille de café pour les deux heures et demie que durait un vol en moyenne. © UK Crown


Depuis 1907, la société suédoise SKF (SKF pour Svenska KullagerFabriken, littéralement la Fabrique suédoise de roulements à billes) était le leader mondial de la production de roulements à billes de qualité, ouvrant des usines au Royaume-Uni, en Allemagne, en France et aux États-Unis. Mais avec l'avènement de la Seconde Guerre mondiale, l'usine de Luton, en Angleterre, bien que travaillant jour et nuit, ne pouvait plus, seule, répondre à la demande de toute l’industrie de guerre britannique.

Chaque bombardier lourd quadrimoteur Avro Lancaster destiné à la RAF nécessitait plus de 80 kg de roulements à billes et ces avions sortaient de la chaîne de production au rythme d'environ 25 unités par semaine. Mais il y avait aussi les Spitfire, les Hurricane et bien d'autres encore. La Grande-Bretagne produisait une grande variété de types d'avions, équipés d'une grande variété de moteurs différents, et tous avaient besoin de roulements à billes. Il n'y avait pas que des avions. Les chars, les véhicules blindés, les navires de guerre et les canons antiaériens avaient tous besoin de roulements à billes. En fait, très peu de pièces de machinerie militaire n'en avaient pas besoin. Le Mosquito lui-même, équipé d'un moteur Merlin, faisait aussi partie de ces machines nécessitant des roulements à billes.


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Scène d'une usine de roulements à billes SKF en Suède, photographiée peu après la Seconde Guerre mondiale. © Walter Nurnberg


En 1941, les navires brtitanniques transportant des roulements à billes suédois avaient réussi pour la première fois à contourner le blocus allemand du Skagerrak (le premier détroit en venant de la mer du Nord qui relie la mer du Nord à la mer Baltique et qui sépare le Jutland danois occupé de la Norvège occupée). Cependant, dès juin 1942, la BOAC assurait des vols semi-réguliers le long de la route de près de 1300 km entre la base RAF de Leuchars et Stockholm-Bromma. Néanmoins, ce pont aérien inattendu et si important pour les services de renseignement et l'effort de guerre britannique, traversait certains des espaces aériens les plus hostiles et les mieux défendus du monde.

Pour commencer, la compagnie aérienne BOAC avait reçu des Armstrong Whitworth Whitleys hors d'usage. Lents et vulnérables, ces bombardiers obsolètes de la RAF furent assez vite remplacés par de nouveaux types d'appareils acquis aux États-Unis, des petits Lockheed Lodestars et Hudsons et un nouvel appareil bimoteur américain à grande capacité. Un avion qui venait tout juste de sortir des chaînes d’assemblage Curtiss. Cet avion, baptisé le St. Louis, était premier prototype du nouveau transport Curtiss C-46 Commando. Le C-46 était capable de transporter de lourdes charges mais en même temps il était très vulnérable à la Luftwaffe. Il en allait de même pour les Douglas DC-3 qui le remplacèrent au printemps 1943.


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Le "St Louis", un Curtiss CW-20A (en fait le prototype du C-46), immatriculé G-AGDI au sein de la compagnie aérienne BOAC, est ravitaillé en carburant à Gibraltar, en 1941 ou 1942. © UK Crown


À Leuchars, la BOAC était fermement convaincue que "le Skagerrak n'est pas un endroit pour un Dakota" - une référence à la vulnérabilité du Dakota, comme le DC-3/C-47 était dénommé dans le service britannique. Mais au printemps 1943, la pression pour poursuivre les vols s'intensifia suite à la réception d’une dépêche officielle britannique par Sir Victor Mallett, l’ambassadeur britannique à Stockholm, dépêche qui disait :

"Puisque nous avons désespérément besoin d'au moins 100 tonnes de roulements, je recommande de prendre des risques comme pour toute autre opération en temps de guerre et de faire voler les avions de fret sans passagers sans tenir compte de la clarté des nuits pendant les mois d'été. Si les Allemands commencent à les abattre, cette décision pourra être reconsidérée et, au pire, nous aurons perdu un ou deux Dakota et leurs équipages".

La BOAC n'était pas du tout d'accord pour ces vols à très haut risque et, après avoir testé la possibilité d’emprunter des routes alternatives vers la Suède. La compagnie aérienne concluait cette étude par un rapport où il était écrit noir sur blanc : "ce qu'il faut, c'est un avion avec de grandes performances - vitesse, plafond plus élevé, et plus d'endurance". Et cet avion ce fut le de Havilland DH.98 Mosquito. Voyons pourquoi.


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Des Mosquito B.IV du 105ème escadron de bombardement de la RAF. Cet escadron eut l’honneur d’être le premier de la RAF à mettre en service le Mosquito. Le B.IV fut le premier Mosquito à entrer en service à la BOAC et resta populaire auprès des équipages même après l'introduction du B.VI, car il était plus rapide de quelques kilomètres à l'heure. © UK Crown


Lorsqu'en 1938, alors que la perspective d'une guerre planait sur l'Europe, Geoffrey de Havilland proposa pour la première fois l'idée d'un bombardier bimoteur léger au ministère de l'Air britannique. Il y fut accueilli avec bien peu d'enthousiasme. Sans se décourager, il décida alors que son entreprise le construirait elle-même. Et si la nouvelle machine était construite en bois, il savait qu'il pourrait non seulement la mettre en production beaucoup plus rapidement qu'un modèle en métal, mais qu'il éviterait également de solliciter les réserves vitales d'aluminium nécessaires à la construction de tous les autres aéronefs militaires. Dans le plus grand secret, sur le terrain d'une demeure seigneuriale près de St. Albans, au nord de Londres, son équipe s'attela à la réalisation d'un prototype.

Ils eurent la chance, malgré le scepticisme du ministère de l'Air, de bénéficier du soutien déterminé et clairvoyant du maréchal de l'Air, responsable de la recherche, du développement et de la production de nouveaux avions pour la RAF. Impressionné, lorsqu'il était jeune pilote au sein du Royal Flying Corps (le prédécesseur de la RAF), par les performances d'un bombardier de Havilland de conception antérieure. C’est pourquoi le maréchal Freeman contourna les objections du Bomber Command à l'idée d'un bombardier non armé en commandant malgré tout 50 des nouveaux Mosquitos de la société de Havilland pour répondre à un besoin particulier de la RAF en matière d'avions-espions à haute altitude.

Propulsé par deux moteurs Rolls-Royce Merlin, le Mosquito était capable de faire l'aller-retour entre Berlin et la Suisse avec la même charge de bombes de près de 2 tonnes que celle de la Forteresse volante B-17 de Boeing, mais avec un équipage de deux personnes au lieu de 10.

À la suite d'une démonstration de vol remarquable organisée pour le général Henry Harley Arnold dit "Hap" Arnold, chef d’état-major de l'armée de l'air des États-Unis d’avril 1941 à 1946, celui-ci avait qualifié le Mosquito "d’avion exceptionnel". IL avait même insisté pour emporter un jeu des plans du Mosquito en Amérique. Trois mois plus tard, la même semaine où il entrait en service à la RAF, un Mosquito enregistra une vitesse maximale de près de 700 km/h, alors que le meilleur chasseur de la RAF, le Spitfire Mk V, plafonnait à 600 kilomètres par heure. Et tout d’un coup ce fut la ruée, tout le monde voulait des Mosquitos. Grâce à sa structure unique en bois et en colle, les usines de meubles, les ébénistes et les fabricants d'instruments de musique de toute la Grande-Bretagne purent mettre leur main-d'œuvre qualifiée en menuiserie au travail pour répondre à la demande en Mosquito.

Après être entré en service dans la RAF au sein d'une unité de reconnaissance photographique au cours de l'été 1941, le premier escadron de bombardiers reçut ses Mosquito quelques mois plus tard seulement, Les nouvelles opérations du 105ème escadron restèrent confidentielles pendant près d'un an jusqu'à ce qu'en septembre 1942, après un raid audacieux à basse altitude sur le QG de la Gestapo à Oslo, l'existence du Mosquito soit révélée au grand public. Les rapports de l’époque et les articles de presse indiquaient, dans un style enthousiaste, que le bimoteur Mosquito surpassait même la dernière version du Focke-Wulf 190 et ses "petits" 690 km/h !

C’était exactement l’avion dont la BOAC avait besoin.


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Un Focke-Wulf Fw 190 de la Luftwaffe. Au milieu de l'année 1942, c’était le chasseur allemand le plus rapide en service, une menace majeure pour la RAF. © Weltbild


C’est en février 1943 que le premier appareil de la BOAC effectua le transport de roulement à billes depuis la Suède. Malgré leur camouflage vert-brun typique de la RAF peint sur leurs ailes, les Mosquitos de la BOAC néanmoins étaient bien visibles avec leur avec leur immatriculation civile peinte en lettres géantes et le logo emblématique "speedbird" de la compagnie aérienne peint sur le nez. Pour échapper à la vigilance agressive des pilotes de chasse allemands qui jalonnaient la route, les pilotes civils de la BOAC pouvaient heureusement compter sur les qualités du Mosquito.

Un seul Mosquito pouvait transporter une charge de 730 kg de roulements à billes suédois emballés dans des caisses et entreposés dans la soute à bombes de l’avion. La grande vitesse du lui permettait d'effectuer deux voire même trois vols entre Leuchars et Stockholm en une seule nuit. En juin 1943, la flotte de Mosquito de la compagnie aérienne BOAC effectua 30 voyages aller-retour pour aider à réduire le déficit en roulements à billes de la Grande-Bretagne, mais leur plus grand mérite a tenu en un seul vol qui a changé la donne de la guerre à la fin de ce même mois de juin 1943.

Peu de temps auparavant, Henry Waring et Ville Siberg étaient à St. Andrews, sur la côte est de l'Écosse, depuis près d'une semaine à attendre un vol de la BOAC pour Stockholm. Henry Waring, représentait la British Iron and Steel Corps, et son collègue, dirigeait l'usine SKF de Luton, perdaient tous deux un temps précieux. Les roulements à billes en provenance de la Suède neutre étaient fournis aux deux belligérants ennemis, la Grande-Bretagne et l’Allemagne nazie sur la base du premier arrivé, premier servi ! Et ce n’était pas toujours les Britanniques qui gagnaient.

On savait à Londres que les Allemands, après le bombardement réussi par les Alliés des usines de roulements à billes de Schweinfurt, étaient sur le point de passer des commandes importantes. Par deux fois le même jour, Henry Waring téléphona à Londres pour demander que l'on agisse, mais on lui répondait que les longues et chaudes journées d'été et l'absence totale de couverture nuageuse signifiait que tenter le vol à bord du Lockheed 14 qui l'attendait paisiblement sur le tarmac de la base RAF de Leuchars serait du suicide.

Le 24 juin 1943 Henry Waring, toujours dans l’attente de son vol, prenait un bain de soleil au bord de la piscine de son hôtel lorsqu’un chauffeur de la RAF se présenta à son hôtel. Encore en maillot de bain, Henry Waring fut tout aussitôt conduit à Leuchars et informé que lui et son compagnon Siberg allaient se rendre en Suède cette nuit-là à bord de deux Mosquitos de la BOAC préparés à la hâte.

Cette même nuit, les deux hommes d'affaires atterrirent à Stockholm-Bromma quelques heures avant l'arrivée de l'équipe allemande chargée de négocier l’achat massif de roulements à billes SKF pour l’effort de guerre nazi. Les roulements à billes suédois furent ainsi tous achetés ce jour-là pour l’effort de guerre des Alliés, grâce à la vélocité des Mosquitos. Leur livraison en toute sécurité en Angleterre fut même consignée sur le manifeste de fret sous les noms de "un paquet Waring, un paquet Siberg".


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Un Mosquito FB.VI de la BOAC immatriculé G-AGGD se prépare à atterrir. On aperçoit nettement l’immatriculation civile géante soulignée d’une triple bande aux couleurs britanniques peinte sur son fuselage arrière. © UK Crown


Geoffrey de Havilland a écrit un jour que "si la taille est bonne, l'avion devient très polyvalent". Mais le Mosquito avait une sorte de qualité Boucle d'or. Il pouvait tout faire. Selon la doctrine, la puissance aérienne s’exprime par le contrôle de l'air, le renseignement (la surveillance et la reconnaissance), l'attaque, et la mobilité. D'une manière générale, une force aérienne a besoin de chasseurs, d'avions de reconnaissance, de bombardiers et d'avions de transport pour accomplir ces tâches, chacune d'entre elles nécessitant généralement des appareils différents. Avant 1943, le Mosquito s’était déjà imposé comme un exemple exceptionnel d’appareil capable d’opérer les trois premières catégories. À partir de 1943, il montra pouvoir également opérer la quatrième, celle du transport militaire.


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Un pilote de Mosquito, commandant de bord à la BOAC comme le montre ses épaulettes, grimpe à bord d'un FB.VI. Notez les quatre orifices de canon de 20 mm du nez de l'appareil scellés et donc non opérationnels de cet appareil "civil". On aperçoit le speedbird typique de la BOAC peint sur la petite porte du cockpit. © UK Crown


En larguant un total de près de 27 000 tonnes de bombes sur l'ennemi pendant la guerre, les Mosquitos ont subi moins de pertes par millier de sorties que n'importe quel autre appareil du Bomber Command de la RAF. Leur précision était telle qu'après la campagne de destruction des sites de lancement des bombes volantes V-1 à l'automne 1942, les archives ont montré que les équipages de Mosquito avaient besoin de moins d'un quart du tonnage de bombes pour détruire chaque cible que le bombardier lourd le plus efficace. Certaines nuits, de part et d'autre du D-Day, les chasseurs-bombardiers Mosquito détruisirent près d'un millier de véhicules motorisés allemands.

En tant que chasseurs équipés de huit canons lourdement armés, et surtout en tant que chasseurs de nuit équipés de radars, les Mosquitos ont abattu plus de 800 avions ennemis. La crainte qu'ils suscitaient au sein des pilotes de la Luftwaffe à la fin de la guerre, lorsqu'ils rôdaient autour des aérodromes allemands après la tombée de la nuit, prêts à bondir sur tout ce qui entrait ou sortait, était telle que le terme Moskitopanik fut inventé.

Au cours de missions de reconnaissance photographique, les Mosquitos ont sillonné l'Europe en toute impunité, recueillant des renseignements photographiques essentiels qui ont notamment permis de retarder la menace des missiles balistiques V-2 d'Hitler. En assumant le rôle d'avion de ligne/transport pour la BOAC entre Leuchars et Stockholm, le Mosquito est peut-être devenu la seule machine de l'histoire à combiner avec succès les quatre rôles essentiels de toute force aérienne.


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Un équipage de la BOAC, tous en uniforme civil de la compagnie, avec un officier du contrôle aérien de la RAF, lui en uniforme militaire, sur la base de Leuchars avant le départ pour Stockholm. © UK Crown


Au cours des six mois qui ont suivi le vol de Waring et Viberg, les Mosquitos ont effectué 129 autres allers-retours vers la Suède et ramené plus de 100 tonnes de roulements à billes. Mais ce sont les cargaisons humaines qu'ils transportaient vers et depuis la Scandinavie qui distinguaient vraiment les pilotes civils britanniques et norvégiens et les opérateurs radio employés par la BOAC. En plus de maintenir le flux de renseignements et de personnel à destination et en provenance de la Suède, et par extension du Danemark, ils étaient également chargés de rapatrier les équipages alliés abattus, dont un grand nombre avaient été emmenés hors du Danemark vers la Suède grâce à la résistance danoise.

Le 6 octobre 1943, peu avant 6h30, à l'aéroport de Stockholm-Bromma, l'équipage du Mosquito FB.VI G-AGGG de la BOAC installe Niels Bohr dans la soute à bombes et lui explique comment utiliser l'interphone et le système d'oxygène. Ils lui disent qu'ils le préviendraient lorsqu'il devrait mettre en marche son masque à oxygène. Il reçoit des fusées éclairantes et un parachute au cas où l'avion devrait être abandonné, puis il l’enferme dans l'espace compact et claustrophobique de la petite soute du Mosquito pour les deux heures et demie du vol vers l’Ecosse.

Grimpant vers l'ouest à 15 000 pieds d'altitude en direction de l'air raréfié de ce que les alpinistes appellent la zone de la mort, à près de 25 000 pieds d'altitude, l'équipage de la BOAC est convaincu que, derrière lui, Bohr va suivre leurs instructions. Sans que les pilotes ne le sachent, le casque de vol en cuir qui contenait l’interphone ne s'adaptait pas facilement à la grosse tête du scientifique, de sorte que, le casque étant mal mis, Niels Bohr ne pouvait pas les entendre. Bohr, qui pouvait être remarquablement insensible au monde, ne comprit pas non plus comment utiliser l'oxygène.


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Un Mosquito de la BOAC s'aligne pour décoller de la RAF Leuchars en Ecosse. © UK Crown


Lorsque l'opérateur radio lui demande comment il s'en sort, aucune réponse du passager dans la soute à bombes ne lui parvient. Il craint que Bohr ne se soit évanoui par manque d'oxygène. Mais jusqu'à ce que G-AGGG ait passé les puissantes mâchoires de la flak allemande situées au nord et au sud, il doit rester en altitude.

Deux heures et demie après avoir décollé de Bromma, et après avoir effectué la dernière partie du voyage en volant à basse altitude au-dessus de la mer du Nord, le Mosquito avec Niels Bohr à bord atterrit à Leuchars et roule en direction d'une foule anxieuse qui attend près de l'aérogare. Là, à leur grand soulagement, le Grand Danois, affaibli mais bien vivant, est libéré du ventre de l'avion.

Le mois suivant, Bohr s'embarqua pour l'Amérique et arriva à Los Alamos pour rejoindre le projet Manhattan au début de 1944. Comme l'écrit l'historien Alex Wellerstein, la contribution de Bohr à la construction des premiers dispositifs nucléaires fonctionnels a été importante, même si elle a été quelque peu minimisée par la suite.


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Le capitaine Gilbert Rae, pilote de Mosquito de la BOAC, aux commandes de son avion. Rae perdit la vie lorsque son Mosquito s'écrasa en mer du Nord en 1944. © Getty Images


En tant que chasseur, bombardier ou avion de reconnaissance, la "Merveille de bois" de de Havilland jouit très rapidement d'une réputation quasi légendaire et devint la bête noire d'Hermann Göring et de la Luftwaffe.

La série de raids audacieux à basse altitude des Mosquitos contre des cibles précises dans toute l'Europe occupée, a captivé l'imagination du public et a inspiré le film "633 Squadron" de 1964 (NdT – Titre en français : Mission 633, où une escadrille de Mosquito attaque une usine de carburant en Norvège occupée). Ce même film sur le Mosquito a, à son tour, inspiré les attaques des X-Wing contre l'Étoile de la mort dans La Guerre des Étoiles.

Mais, aujourd'hui presque oubliée, la petite flotte de coursiers non armés de la BOAC, plus du genre Faucon Millenium qu'X-Wing, a apporté une contribution cruciale en transportant du personnel, du fret et des renseignements vitaux vers et depuis la Suède. Réalisant leur vol de nuit plus de 520 fois avant la fin de la guerre - à une occasion, début 1944, trois fois en une seule nuit - les Mosquitos non armés ont subi des pertes dues au mauvais temps et à la malchance, mais aucun d'entre eux, bien qu'attaqué à plusieurs reprises par les chasseurs de la Luftwaffe, n'a jamais été abattu.


https://nsm09.casimages.com/img/2023/11/08//00HaRb-Small-image-5.jpg
Le prototype du Mosquito sortant, caché le plus possible, des ateliers de Havilland à l'automne 1940 en vue de son premier vol le 25 novembre 1940.



FIN


ouaf ouaf ! bon toutou !!

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#2 [↑][↓]  08-11-2023 19:00:51

Henry
Copilote
Lieu: Côtes d'Armor
Date d'inscription: 19-11-2010

Re: [Réel] Des Mosquitos à la BOAC ?

Merci Philou, tu nous as encore déniché une merveille.
Cet épisode est une découverte pour moi.


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#3 [↑][↓]  08-11-2023 19:18:36

philouplaine
Copilote
Lieu: Toulouse
Date d'inscription: 07-06-2010
Renommée :   69 

Re: [Réel] Des Mosquitos à la BOAC ?

Merci Henry, ça a été aussi une découverte pour moi !


ouaf ouaf ! bon toutou !!

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#4 [↑][↓]  09-11-2023 15:11:16

Marcstrasb
Modérateur
Membre donateur
Lieu: Strasbourg - LFST 68 ans
Date d'inscription: 14-03-2008
Renommée :   38 

Re: [Réel] Des Mosquitos à la BOAC ?

Merci Philou pour cette trouvaille !


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#5 [↑][↓]  10-11-2023 11:06:05

Marcstrasb
Modérateur
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Lieu: Strasbourg - LFST 68 ans
Date d'inscription: 14-03-2008
Renommée :   38 

Re: [Réel] Des Mosquitos à la BOAC ?

Bonjour Philippe,

Petite contribution à cet excellent article : http://www.gyges.dk/Courier%20flight...%20sweeden.htm

Marc


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